PORTRAIT

Prendre appui sur l’abîme avec Patricia Dallio

Céline Pierre réalise des portraits audio visuels de femmes compositrices dans une série de films intitulés SORORES SONORS. C'est dans ce contexte que nous nous rencontrons et qu'adviennent les questions et les réponses. Portrait réalisé le 23 aoüt 2023 et publié dans la revue Hémisphère son à l'aimable invitation de Sandrine Maricot Despretz
 
         ... "Prendre appui sur l'abîme pour se maintenir au dessus"... Philippe Jaccottet

                                

 

Patricia me convie dans une forêt. Nous stationnons la voiture à sa lisière. En déchargeons le contenu dans une brouette pour accéder à un muret de pierre où elle s’assoit et installe l’un de ses sets nomades. Le temps s’élargit et s’apaise avec l’ombre des arbres.
Elle parle du lien entre poésie et abstraction et de ses préoccupations d’instrumentiste qui la conduisent à fabriquer un outil à sa mesure, à la mesure d’un geste qui lui correspond. Patricia Dallio est musicienne, compositrice, improvisatrice et poète sonore.

 

Céline Pierre : Quelles différences entre interpréter, improviser et composer?
Patricia Dallio : Les trois axes sont complémentaires. Au début il y a l’écriture, j’emploie ce mot là mais je n’écris pas vraiment. En fait tout ce que je peux réaliser musicalement passe par l’instrument, la composition comprise. Je suis pianiste et j’ai commencé la musique par le piano. Alors je joue, j’improvise et après, je découpe et je recompose ce que j’ai joué. Tout ce que je joue, que ce soit des sons, des matériaux sonores, des phrases ou des rythmes, tout passe par le jeu via le clavier ou les instruments capteurs. J’enregistre ce que je joue, puis je découpe, je superpose en couches que je structure et déstructure, je traite et transforme, je rejoue par-dessus les transformations… c’est une manière d’écrire qui inclut l’interprétation et l’improvisation. Je suis avant tout interprète de mes pensées musicales spontanées. Je n’ai pas suivi de cursus de composition et suis autodidacte. J’ai l’impression parfois d’être plus peintre que compositrice. Je travaille beaucoup le timbre et le sonore et tout de même, il m’arrive d’écrire des phrases musicales et d’en faire des orchestrations. Et puis l’improvisation c’est la possibilité d’être interprète d’une écriture spontanée. Comme une composition qui se fait malgré soi en essayant de mettre la volonté de côté, en laissant advenir les choses. La composition se nourrit de l’expérience et de la pratique de l’instrument et de tout ce qui a fait ma vie jusqu’ici.

Quels conseils donner à une jeune femme qui s’implique dans les musiques de création?
Je conseillerais de trouver des collaborateurs et collaboratrices pour travailler en équipe, découvrir et partager les expériences d’autres musiciens et musiciennes.
J’ai trouvé cela très difficile de commencer seule et les rencontres m’ont beaucoup aidé. Je conseillerais d’aiguiser au maximum sa curiosité. Chercher et trouver des affinités avec des univers musicaux complémentaires ou différents de ce que l’on connaît déjà. Le champ des possibles est tellement vaste dans les musiques de création ! Cela comprend aussi tout un pan de recherche technique que je trouve passionnant, et là aussi, je conseillerais de s’intéresser aux connaissances que certains musiciens développent pour créer. Et puis il faut jouer, jouer, jouer autant que possible, dès que l’occasion se présente. Rien ne remplace l’expérience qui s’enrichit avec les collaborations. Le parcours est sinueux et à plusieurs, les moments durs deviennent enrichissants et les moments joyeux sont partageables. Par ailleurs, on va sans doute demander beaucoup plus à une femme qu’à un homme. À une jeune femme, je conseillerais donc de ne pas lâcher et de travailler sur la confiance en soi en plus d’acquérir des connaissances, pour ne pas se sentir infériorisée. Cela arrive hélas encore trop souvent en particulier concernant les compétences techniques qui sont plus facilement attribuées aux hommes qu’aux femmes, même si les perceptions sont en train de changer.

Sur des notions de lutherie?
J’ai longtemps travaillé avec des machines pouvant restituer l’électronique, avec des samplers, pilotés par des claviers, et bien sûr avec des ordinateurs. Mais ma pratique de musicienne c’est avant tout d’avoir un rapport à l’instrument. En tant que pianiste, la sensation de faire corps avec un instrument qui répond instantanément au toucher et à la pression exercée avec précision par les doigts, les poignets, les bras et le corps entier est primordiale. Ce que je ne retrouvais pas avec un ordinateur. Un ordinateur se programme. Il faut une souris pour changer un paramètre et du temps pour trouver ce que l’on veut exprimer… Cet aller-retour avec l’ordinateur me faisait perdre ce rapport direct à l’instrument. Et puis sur scène, je trouvais pénible et inintéressant les concerts où je voyais des musiciens ou des compositeurs inertes devant les ordinateurs.

J’ai eu la chance de rencontrer Laurent Dailleau qui nous a hélas quittés. Laurent était théréministe. Il jouait de son instrument avec les mains, le thérémin a deux antennes que l’on approche sans les toucher. Son instrument était connecté à un ordinateur lui permettant d’aller au delà des quelques modulations timbrales de base du théremin, et de plonger dans un tout autre monde. Laurent m’a montré comment fonctionnait son interface fabriquée par l’IRCAM. J’ai pu commencer à tester cela avec juste deux capteurs lorsque le compositeur Kasper T. Töeplitz a écrit pour moi une pièce pour deux capteurs que j’ai pu expérimenter sur scène. J’avais la possibilité de faire bouger des infra basses avec les mains approchant des capteurs, je ne touchais rien, les capteurs étaient là et ma main jouait avec la distance entre la paume et le capteur me permettant d’entendre les déphasages entre les deux sinusoïdales basses. Je cherchais les fréquences, plus les fréquences se rapprochaient plus le déphasage des ondes devenaient audibles. J’ai vécu, à ce moment-là, quelque chose que je ne connaissais pas et que j’ai trouvé extraordinaire : mes mains sculptaient les ondes. À partir de cette expérience, j’ai voulu continuer à explorer cette voie. C’était le bon moment car je commençais à m’ennuyer avec les sons « samplés » déclenchés par des touches avec peu d’interactions physiques. A contrario, les capteurs offraient des possibilités infinies de mouvement, de sensibilité et d’interactions avec le geste. Et puis de deux capteurs, je suis passée à quatre, six, dix, douze et plus et j’ai mis dix années à apprendre à m’en servir !

J’ai travaillé avec deux personnes pour fabriquer un instrument que j’ai appelé “Olitherpe”. Avec Carl Faia nous avons travaillé en symbiose sur l’idée de la programmation qu’il a réalisé seul avec maestria. Olivier Charlet a travaillé sur la structure pour la rendre modulable, transportable et adaptable aux scénographies des divers projets de spectacles de la compagnie Sound Track. L’instrument créé comporte de nombreux capteurs infrarouges, des capteurs de pression qui se maintiennent entre les doigts, de position qu’il s’agit d’effleurer, de pédales sur lesquelles je me tiens debout. Cette ergonomie permet d’avoir parfois jusqu’à six contrôleurs disponibles simultanément. L’image serait celle d’avoir six souris d’ordinateur qui pourraient à la fois ouvrir des réverbérations, des spatialisations, des volumes de sons, des effets, du time stretch*, et de nombreux autres réglages. Cela permet d’avoir un jeu hyper organique et fluide. Si je compare encore une fois à la peinture, j’ai à disposition de nombreuses nuances de couleurs que je pilote corporellement sans toucher la palette. J’imagine en avoir pour trois vies de développement et d’expérimentation tellement c’est infini. Aujourd’hui l’Olitherpe commence vraiment à être mon instrument et depuis quelques années je deviens à l’aise à son bord, même s’il reste encore du chemin entre la pensée et sa réalisation lors d’improvisations. La compensation se réalise dans le fait d’accepter que les choses s’échappent et de ne pas forcément toujours tout contrôler, mais de profiter des hasards pour aller là où on n’avait pas décidé d’aller, et par conséquent de découvrir de nouveaux territoires.

Comment en es-tu arrivé au set que tu viens de jouer?
Sur le projet « Commune » avec Frédéric Le Junter et Milena Gilabert, l’expérience consistait à jouer dans la nature, au cœur de petits villages, pour aller à la rencontre des habitants. Je ne voyais pas comment utiliser l’Olitherpe dans ce contexte. C’est aussi une réflexion sur l’écologie et la décroissance, ce qui est important pour moi. J’avais envie d’aller vers plus de simplicité et d’autonomie, ce qui n’est pas le cas avec l’Olitherpe qui demande une diffusion en quadriphonie et du temps de montage. J’ai donc commencé à me passer de l’ordinateur et à fabriquer des sons directs avec des petits micros, des pédales de traitement,  généralement utilisées par les guitaristes. Cela m’a pris un peu de temps pour concevoir un set sonore ouvert à l’expérimentation avec une ergonomie adaptée et pouvoir jouer partout. C’était vraiment l’idée. Cela s’est développé tout au long du projet « Commune » pendant sept années. Suivant les endroits, l’instrument se déploie sur une tablette, parfois deux ou trois et jamais les mêmes. J’adapte les petits sets en fonction de l’endroit où je vais jouer. Il en existe même un qui tient dans une petite panière et que j’attache à la ceinture, les sons sortants sur deux petits haut-parleurs embarqués. Je peux marcher en jouant, ce qui nous a permis quelques parades assez mémorables. Évidemment le vocabulaire  sonore est plus restreint mais cela reste intéressant d’apprendre à faire des phrases avec seulement quelques mots.

A propos de phrases… C’est dans la préface de L’Art Poétique de Guillevic…
Oui, la poésie me touche beaucoup. C’est un langage qui m’atteint directement. J’aime la sensation insaisissable de la poésie, le fait qu’à chaque relecture quelque chose puisse m’atteindre différemment sans que je ne sache l’expliquer. J’aime que ce ne soit pas de l’ordre d’une compréhension analytique mais plutôt «vibratoire». La poésie me touche de manière fluide et ouvre des horizons à une lecture du monde dans une sorte de fluidité souvent inattendue. En effet, j’adore Guillevic et ses courtes phrases qui ouvrent sur des espaces comme. « écraser l’escargot n’arrangerait rien » ou « La ronce n’est pas le pire ».

Et ces choses qui ne sont pas d’abord là pour communiquer un propos directement, de façon frontale, est-ce la même relation qu’on peut avoir à la musique? La musique au sens large. Parce qu’il y a des musiques plus ou moins discourantes, et des poésies plus ou moins discourantes.
Peut-être. Je reçois la poésie par le sonore effectivement. Par son rythme, par sa construction. Et puis parfois, il y a des phrases qui changent la vie. Ce qui est quand même vertigineux, des phrases qui nous restent à jamais, qui nous imprègnent. Comme celle tellement puissante de Philippe Jacottet «prendre appui sur l’abîme pour se maintenir au dessus».
C’est une phrase qui me vient quand le besoin s’en fait sentir, qui me donne du courage et qui m’apaise. Elle est tellement imprégnée qu’elle peut surgir de manière inconsciente, preuve de sa puissance. J’ai souvent expliqué mes univers musicaux qualifiés de sombres et de noirs, par cette phrase. Peut être que l’abîme dans certains cas peut précéder la lumière et c’est en cela qu’il m’attire.

ll existe des façons de résister au chaos, intérieur, extérieur, toutes simples…
Je pense beaucoup à la simplicité. Le “peu” m’inspire beaucoup et il est souvent difficile à atteindre. Dans les projets de territoire, lorsqu’il s’agit d’aller vers des personnes inconnues pour créer sans savoir ce que l’on va trouver, force à se contenter de petits évènements puis à les développer ensuite. C’est une question d’humilité, pas toujours facile à appréhender.
Il m’est arrivé de me retrouver avec une personne rencontrée dans le village du projet « Commune » et n’ayant rien sur moi, pas d’instrument et rien de prévu, il m’est venu l’idée de proposer un petit massage sonore, juste avec les mains, et quelques objets ramassés là, pour faire entendre le pas grand chose et vivre un moment extraordinaire, sentir que l’autre d’un seul coup s’allume en constatant que c’est pour lui aussi à sa portée. Ce sont ces moments-là que je recherche dans les rencontres imprévues. Il s’agit souvent de donner l’envie d’écouter car tout est une histoire d’écoute. Les sons, ils sont partout, tout le temps… tout comme les mots et il s’agit de les laisser s’exprimer, se déployer et de s’en réjouir.

 

Veux-tu ajouter quelques mots?
Oui, concernant ces musiques qu’on pourrait appeler “art sonore”, “musiques expérimentales”, “ musiques électroniques”… toute cette mouvance de musiques de création… J’aimerais ajouter que ces expérimentations — aller dans des villages, dans des endroits où franchement les gens ou enfin, une partie de gens, ne les ont jamais entendu — ça reste inédit et contredit les a priori puisque souvent on vient nous demander, qu’est-ce que vous faites? Comment ça s’appelle? C’est quoi? Il n’y a pas ou peu de référence et cependant il n’y a aucun problème de réception.
Je voudrais vraiment insister là-dessus. On est toujours super heureux de voir que ces musiques dites difficiles, celles qui ne sont pas assez diffusées, sont souvent très bien reçues en live par les êtres que nous rencontrons dans les projets en ruralité. Certaines personnes se mettent à écouter et acceptent de se laisser pénétrer par le sonore aussi abstrait soit-il, juste parce que nous avons su amener les auditeurs à s’ouvrir dans un esprit de respect et de convivialité qui fait souvent beaucoup à la mise en condition d’une écoute curieuse et attentive. L’abstraction permet une liberté d’inventer soi-même le propos, le cadre ou de laisser agir simplement, et c’est cela qui est beau.

Propos recueillis par Céline Pierre un 22 juin 2022 à Chaumont.